SemiCult II : Axe 6. Jean Lassègue - La tragédie de la culture, l'idée européenne du cosmopolitisme

LA TRAGÉDIE DE LA CULTURE ET L’IDÉE EUROPÉENNE DU COSMOPOLITISME
Jean Lassègue Centre Georges Simmel EHESS/CNRS- France
Dans la Dialectique de la Critique de la raison pure, Kant montre combien la recherche de l‘in- conditionné conduit à une illusion transcendantale produisant des antinomies, propositions nécessai- res et pourtant contradictoires en ce qu‘elles sortent du cadre de la synthèse dans l‘espace-temps qui seule leur donne un sens. Cassirer a renouvelé cette tradition d‘un point de vue sémiotique en plaçant la variation des formes du sens qu‘il appelle formes symboliques (langage, mythe, connaissance, droit, art, technique, etc.) au centre de son enquête et la notion d‘illusion transcendantale a, de ce fait, elle-même évolué : la recherche de l‘inconditionné consiste dans la tendance propre à chaque forme symbolique à saturer la totalité du domaine du sens sans laisser aux autres formes la possibilité de prospérer. C‘est par exemple le cas de la technique qui a tendance { devenir l‘autorité suprême { l‘aune de laquelle les autres formes sont évaluées. Dans ces conditions, l‘illusion transcendantale liée aux conditions propres { l‘exercice de la raison devient, selon l‘expression que Cassirer emprunte à Simmel, une « tragédie de la culture » liée au rapport problématique qu‘entretiennent l‘unité du sens et ses constructions particulières qui toutes cherchent à se faire passer pour unité. Il est néanmoins possible de trouver un relatif équilibre entre ces tendances contradictoires quand on fait de la limitation réciproque des formes sym- boliques le moyen de lutter contre leur tendance inhérente { l‘inconditionné. La diversité et la variabi- lité des formes symboliques deviennent alors le moyen de se garder de la tendance à la saturation du sens dans une unité fantasmée. Ainsi est-ce la variabilité culturelle qui devient voie d‘accès { l‘unité du sens toujours différée mais toujours à retrouver, donnant ainsi une direction au processus même de la culture. Si l‘on situe cette approche sémiotique au coeur même de la socialité, il devient possible à partir d‘elle de penser un certain cosmopolitisme intellectuel européen dont les frontières ne s‘arrêtent que là où le problème de la variabilité du sens dans son rapport à l‘unité cesse de constituer le thème même de la vie sociale.
Parmi ses publications:
Garapon A. & Lassègue, J. (2021), Le numérique contre le politique ; crise de l’espace et
reconfiguration des médiations sociales, Paris, Presses Universitaires de France.
Garapon A. & Lassègue, J. (2018), Justice digitale; Révolution graphique et rupture anthropologique, Paris, Presses Universitaires de France.
Lassègue J. (2019), ―Ambivalence du calculable et crise du jugement‖, Archives de philosophie, Avril-Juin 2019, Tome 82 - Cahier 2 : 255-274 (ISSN 0003-9632)
Lassègue J. (2019), ―L‘Intelligence artificielle, technologie de la vision numérique du monde‖, numéro spécial « Les défis de la justice numérique », Cahiers de la justice, Dalloz, n°2 : 205-219 (ISSN 1958-3702).
Lassègue J. (to appear 2019), ―Quelques réflexions épistémologiques sur la compétition entre norme juridique et norme numérique‖ dans F. G‘sell (ed.), Le Big Data et le Droit, collection Thèmes et commentaires, Paris, Dalloz.
Lassègue, J. (2016). Ernst Cassirer, du transcendantal au sémiotique, coll. Mathesis, Paris, Vrin.
Lassègue, J. (2006). Turing…et l’informatique fut. Paris, Belin.
Lassègue, J. (1998, réed. 2003). Turing. Paris, Belles Lettres.
Jean Lassègue est Directeur de recherches au CNRS Centre Georg Simmel - Recherches fran- co-allemandes en sciences sociales (UMR 8131-EHESS, Paris). Articulant épistémologie, anthropologie et histoire, il s‘intéresse aux médiations symboliques, en particulier les systèmes d’écriture des langues et des nombres, rendant possible l’élaboration collective des connaissances, des sciences exactes aux sciences juridiques. Son travail de recherche porte sur l’apparition de l’informatique (en particulier dans l’oeuvre de Turing) interprétée d’un point de vue anthropologique comme dernière étape dans l’histoire de l’écriture. La digitalisation progressive de la société l’a amené à s’intéresser au droit et aux transformations actuelles de la légalité. Il s’interroge ce faisant en philosophe sur les conditions anthropologiques de la culture.
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